ARRÊT
STRASBOURG
Le présent arrêt n’est pas définitif. Aux termes de l’article
43 § 1 de la Convention, toute partie à l’affaire peut, dans
un délai de trois mois à compter de la date de l’arrêt
d’une Chambre, demander le renvoi de l’affaire devant la
Grande Chambre. L’arrêt d’une Chambre devient définitif
conformément aux dispositions de l’article 44 § 2.
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies
à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches
de forme avant la parution de sa version définitive
En l’affaire P.M. c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section),
siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,
G. Bonello,
Mme V. Strážnická,
MM. P. Lorenzen,
M. Fischbach,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,
M. E. Levits, juges,
et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 décembre
2000,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n°
24650/94) dirigée contre l’Italie et dont une ressortissante de
cet Etat, Mme P.M. (" la requérante "), avait saisi la
Commission européenne des Droits de l’Homme (" la
Commission ") le 17 juin 1994 en vertu de l’ancien article
25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des
Libertés fondamentales (" la Convention ").
2. Le gouvernement italien (" le Gouvernement ") a été
représenté d’abord par son agent, M. L. Ferrari Bravo, puis
par son agent M. U. Leanza et son coagent, M. V. Esposito. Le président
de la chambre a accédé à la demande de non-divulgation d’identité
formulée par la requérante (article 47 § 3 du règlement).
3. La requérante alléguait une violation de l’article 1 du
Protocole n° 1 à la Convention du fait de son impossibilité
prolongée de récupérer son appartement faute d’octroi de l’assistance
de la force publique, une violation de l’article 6 § 1 de la
Convention [1]en raison de la durée de la procédure d’expulsion
et une violation de l’article 14 de la Convention en raison de
la discrimination entre propriétaires et locataires, et entre
propriétaires dont les appartements sont ou non déjà loués au
moment de l’entrée en vigueur de la législation d’urgence en
matière d’exécution des expulsions.
4. Le 16 janvier 1995, la Commission (Première Chambre) a décidé
de porter la requête à la connaissance du gouvernement défendeur
et de l'inviter à présenter ses observations sur sa recevabilité
et son bien-fondé. Le Gouvernement a présenté ses observations
le 19 avril 1995. La requérante y a répondu le 30 mai 1995.
5. Par la suite, la Commission a décidé de suspendre l'examen
de la requête en attendant que la Cour se prononce dans les
affaires Scollo et Spadea et Scalabrino. Les arrêts ayant été
rendus le 28 septembre 1995, les parties ont été invitées, le
12 mars 1996, à présenter leurs observations complémentaires,
ce que le Gouvernement fit en date du 15 avril 1996 et la requérante
le 3 avril 1996.
6. La Commission a déclaré la requête en partie recevable le
27 novembre 1996.
7. Le 28 mai 1997, la Commission a décidé de suspendre l’examen
de l’affaire en attendant de se prononcer dans l’affaire
Immobiliare Saffi c. Italie. Le 27 mai 1998, la Commission a
repris l’examen de l’affaire et a invité les parties à présenter
des observations complémentaires. Le Gouvernement a présenté
ses observations le 19 juin 1998.
8. La Commission, faute d’avoir pu terminer l’examen de la
requête avant le 1er novembre 1999, l’a déférée à la Cour
à cette date, conformément à l’article 5 § 3, seconde phrase,
du Protocole n° 11 à la Convention.
9. La requête a été attribuée à la deuxième section de la
Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la
chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la
Convention) a été constituée conformément à l’article 26 §
1 du règlement. A la suite du déport de M. B. Conforti, juge élu
au titre de l'Italie (article 28), le Gouvernement a renoncé à
son droit de désigner un juge ad hoc pour siéger à sa place (articles
27 § 2 de la Convention et 29 § 2 du règlement).
10. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des
observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1
du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. La requérante était propriétaire d'un appartement sis à
Venise.
12. En 1964, elle conclut un contrat de location avec S.G. Le
bail fut renouvelé tacitement chaque année jusqu'à l'entrée en
vigueur de la loi n° 392 du 27 juillet 1978 qui, en application
de l'article 58, prorogea le bail jusqu'au 31 décembre 1983.
13. Le 30 juin 1982, la requérante informa le locataire de sa
volonté de ne pas renouveler le bail à son échéance, soit au
31 décembre 1983, et lui demanda de libérer l'appartement à
cette date.
14. Par un acte signifié le 19 novembre 1982, la requérante
l’assigna à comparaître devant le juge d’instance de Venise.
15. Par une ordonnance du 25 novembre 1982, qui devint exécutoire
le même jour, ce dernier confirma formellement le congé du bail
et décida que les lieux devaient être libérés au plus tard le
31 décembre 1984.
16. Le 23 septembre 1987, la requérante signifia au locataire
le commandement de libérer l’appartement.
17. Le 10 novembre 1987, il lui signifia l’avis que l’expulsion
serait exécutée le 7 décembre 1987 par voie d’huissier de
justice.
18. Cependant, à cette date l’huissier se heurta au refus du
locataire de quitter l'appartement. L’huissier fixa sa prochaine
visite au 18 décembre 1987, mais à cette date le locataire
refusa à nouveau de quitter l'appartement. Alors que l’huissier
avait fixé au 18 mars 1988 sa prochaine visite, une législation
d'urgence entra en vigueur le 8 février 1988, instaurée pour
faire face à l'exceptionnelle pénurie de logements dans
certaines communes, dont Venise. Le 18 mars 1988, l’huissier déclara
la suspension de l'exécution et restitua les actes de la procédure
d'exécution à la requérante.
19. Le 15 septembre 1989, la requérante signifia au locataire
un nouveau commandement de libérer l’appartement.
20. Le 9 octobre 1989, il lui signifia l’avis que l’expulsion
serait exécutée le 29 novembre 1989 par voie d’huissier de
justice.
21. A cette date, l'huissier se heurta au refus du locataire de
quitter l'appartement. Ce même jour, l’huissier demanda à la
préfecture de Venise d'octroyer le concours de la force publique
et fixa sa prochaine visite au 23 mars 1990.
22. Par une décision du 21 mars 1990, la préfecture de Venise
octroya le concours de la force publique, dont la requérante
pourrait se prévaloir dans la période allant du 1er avril 1991
au 1er juin 1991.
23. Le 23 mars 1990, l’huissier se heurta au refus du
locataire de quitter l'appartement. Ce même jour, l’huissier
fixa sa prochaine visite au 31 mai 1990.
24. A cette dernière date, l’huissier se heurta au refus du
locataire de quitter l'appartement et fixa sa prochaine visite au
1er avril 1991.
25. Pour des raisons qui demeurent inexpliquées, l’huissier
ne se rendit pas chez le locataire le 1er avril 1991.
26. Le 2 avril 1991, l’huissier renvoya sa visite au 31 mai
1991 et en informa la force publique pour qu'elle coopère.
27. Le 22 avril 1991 entra en vigueur une législation d'urgence
dictée pour faire face à l'exceptionnelle pénurie de logements
dans certaines communes, dont Venise, disposant la suspension des
procédures d'exécution d'expulsion des locataires jusqu'en 1994.
28. Le 31 mai 1991, l’huissier de justice déclara la
suspension de la procédure d'exécution pour l'expulsion du
locataire et restitua les documents de la procédure à la requérante.
29. L’exécution des expulsions dans la commune de Venise fut
ultérieurement suspendue jusqu’en 1997.
30. Suite à l’entrée en vigueur de la loi n° 431 du 9 décembre
1998 sur la réglementation des contrats de bail et de la libération
des immeubles à usage d’habitation, le juge d’instance de
Venise fixa la date de l’expulsion au 27 octobre 1999. Le
locataire demanda que la date de l’expulsion soit différée de
dix-huit mois, aux termes de l’article 6 de la loi n° 431/98.
31. Le 31 mars 2000, le locataire libéra l’appartement.
II. LE DROIT INTERNE
32. Le droit interne pertinent est décrit dans l’arrêt Immobiliare
Saffi c. Italie [GC], n° 22774/93, §§ 18-35, CEDU 1999-V.
EN DROIT
I. SUR LA QUALITÉ DU VEUF DE LA REQUÉRANTE POUR POURSUIVRE LA
REQUÊTE
33. La requérante est décédée le 10 septembre 1999. Par une
lettre du 10 janvier 2000, M. Gastone Rasi, veuf de la requérante,
a exprimé son intention de poursuivre la requête. Le
Gouvernement ne s’y est pas opposé.
34. La Cour estime que le veuf de la requérante a un intérêt
légitime à faire constater si le retard dans l’expulsion du
locataire a enfreint les droits de la requérante au respect de
ses biens, à un tribunal et à ne pas subir de discrimination.
Par conséquent, la Cour reconnaît à M. Rasi qualité pour
poursuivre la présente procédure.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N°
1 A LA CONVENTION
35. La requérante se plaint que l’impossibilité prolongée
de récupérer son appartement, faute d’octroi de l’assistance
de la force publique, constitue une atteinte disproportionnée à
son droit de propriété, tel que reconnu à l’article 1 du
Protocole n° 1 à la Convention, qui dispose :
" Toute personne physique ou morale a droit au respect de
ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour
cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la
loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit
que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils
jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément
à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts
ou d’autres contributions ou des amendes. "
A. La règle applicable
36. La Cour, s’appuyant sur sa jurisprudence, considère que
l’interférence mise en cause par la requérante s’analyse en
une mesure de réglementation de l’usage des biens au sens de
l’article 1 du Protocole n° 1 (voir l’arrêt Immobiliare
Saffi précité, § 46).
B. Le respect des conditions du second alinéa
1. But de l’ingérence
37. La Cour a déjà dit que la législation litigieuse
poursuivait un but légitime conforme à l’intérêt général,
comme le veut le second alinéa de l’article 1 (voir l’arrêt Immobiliare
Saffi précité, § 48).
2. Proportionnalité de l’ingérence
38. La requérante souligne que malgré la décision de la préfecture
de Venise lui octroyant l’assistance de la force publique en
1991, l’expulsion ne fut pas effectuée, et que cette décision
a par la suite perdu toute efficacité en raison de la législation
successive suspendant à nouveau les exécutions. Elle considère
avoir subi un retard excessif et injustifié.
39. Le Gouvernement souligne que la requérante ne se trouvait
pas dans une situation légitimant en priorité l’octroi de l’assistance
de la force publique de même que les requérants de l’affaire
Spadea et Scalabrino, dans laquelle la Cour a conclu à la
non-violation de l’article 1 du Protocole n° 1 [2]. De plus, le
Gouvernement souligne la spécificité d’une ville comme Venise,
où il s’avère très difficile de reloger les locataires expulsés.
Le Gouvernement conclut que l’ingérence subie par la requérante
n’était pas disproportionnée.
40. La Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence doit ménager
un " juste équilibre " entre les impératifs de l’intérêt
général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.
La recherche de pareil équilibre se reflète dans la structure de
l’article 1 tout entier, donc aussi dans le second alinéa : il
doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les
moyens employés et le but visé. En contrôlant le respect de
cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une grande marge
d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre
que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées,
dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif
de la loi en cause. S’agissant de domaines tels que celui du
logement, qui occupe une place centrale dans les politiques
sociales et économiques des sociétés modernes, la Cour respecte
l’appréciation portée à cet égard par le législateur
national, sauf si elle est manifestement dépourvue de base
raisonnable (voir l’arrêt Immobiliare Saffi, précité,
§ 49).
41. La Cour considère que le système italien de suspension
des expulsions des locataires en vigueur dans les années 80
pouvait raisonnablement passer pour convenable afin d’atteindre
le but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, l’arrêt
Scollo c. Italie du 28 septembre 1995, Série A n° 315-C, § 40)
. Encore fallait-il qu’un juste équilibre soit ménagé entre
les intérêts de la communauté et le droit des propriétaires et
de la requérante en particulier.
42. Or, la Cour observe que les autorités italiennes, en
faisant application de la législation susmentionnée et en tenant
compte du fait que la requérante ne se trouvait pas dans le
besoin urgent de récupérer son appartement, lui avaient imposé
une attente d’environ sept ans et demi entre la date fixée par
le juge d’instance pour l’expulsion (paragraphe 15 ci-dessus)
et l’octroi de l’assistance de la force publique (paragraphe
22 ci-dessus). La requérante aurait dû, selon la décision de la
préfecture de Venise, bénéficier de ladite assistance entre le
1er avril et le 31 mai 1991. Toutefois, elle ne put récupérer
son appartement en raison d’une omission de la part de l’huissier
de justice, qui fut suivie par l’entrée en vigueur d’une
nouvelle législation suspendant les exécutions.
43. Indépendamment même de l’absence de toute justification
quant à l’omission de l’huissier de justice de se prévaloir
du concours de la force publique alors que ceci avait été
autorisé par la préfecture, la Cour ne peut considérer comme
justifié le retard ultérieur d’environ neuf ans que la requérante
dût subir avant de rentrer en possession de son bien.
44. En conclusion, la Cour estime que la restriction subie par
la requérante à l'usage de son appartement à partir du 22 avril
1991 lui a imposé une charge spéciale et excessive et a dès
lors rompu l’équilibre à ménager entre la protection du droit
de l’individu au respect de ses biens et les exigences de l’intérêt
général.
Par conséquent, il y a eu violation de l’article 1 du
Protocole n° 1.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA
CONVENTION
45. La requérante a allégué aussi un manquement à l’article
6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente dispose :
" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
(...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera
(...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère
civil (...) "
46. La requérante considère que l’ordonnance d’expulsion
qu’elle avait obtenue a été vidée de substance, puisqu’elle
est restée inexécutée pendant des longues années.
47. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
48. La Cour rappelle que le droit au tribunal garanti à l’article
6 protège également la mise en œuvre des décisions judiciaires
définitives et obligatoires qui, dans un Etat qui respecte la prééminence
du droit, ne peuvent rester inopérantes au détriment d’une
partie. Par conséquent, l’exécution d’une décision
judiciaire ne peut être retardée de manière excessive (voir
l’arrêt Immobiliare Saffi précité, § 66).
49. En l’espèce, la requérante avait obtenu en date du 25
novembre 1982 une ordonnance exécutoire fixant l’expulsion du
locataire au 31 décembre 1984. A l’exception de deux brèves périodes
allant du 23 septembre 1987 au 8 février 1988 et du 15 septembre
1989 au 22 avril 1991, l’exécution des expulsions demeura
suspendue ex lege jusqu’à la fin de 1997. La requérante
ne put récupérer son appartement que le 30 mars 2000, et cela
non pas avec l’aide de la police, mais à la suite du départ
spontané du locataire.
50. La Cour estime qu’un tel retard dans l’exécution
d’une décision de justice définitive a privé les dispositions
de l'article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile.
Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la
Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA
CONVENTION
51. La requérante allègue également avoir subi une
discrimination injustifiée par rapport d’une part à son
locataire et d’autre part aux propriétaires dont les
appartements n’étaient pas loués au moment de l’entrée en
vigueur de la législation d’urgence en matière d’exécution
des expulsions.
52. L’article 14 de la Convention se lit ainsi :
" La jouissance des droits et libertés reconnus dans la
(…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune,
fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la
religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions,
l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité
nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.
"
53. La Cour rappelle d'abord que, selon sa jurisprudence, l'article
14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification
objective et raisonnable, des personnes placées en la matière
dans des situations comparables. Un grief tiré de lui ne saurait
donc prospérer que si, notamment, la situation de la victime prétendue
se révèle comparable à celle de personnes mieux traitées (voir
l’arrêt Spadea et Scalabrino c. Italie du 28 septembre 1995, Série
A n° 315-B, § 45).
54. S’agissant du premier volet du grief, la Cour observe que
la requérante compare sa situation à celle de son locataire. Au
vu des différences fondamentales qui existent entre un propriétaire
et un locataire, la Cour estime que leurs situations ne peuvent être
considérées comme comparables, de sorte qu’elle ne décèle
aucune discrimination à cet égard (Edoardo Palumbo c. Italie,
n° 15919/89, § 52, non publié).
55. S’agissant du deuxième volet du grief, à supposer même
que l’on puisse comparer la situation des propriétaires ayant
loué leurs appartements à celle de ceux ne les ayant pas loués,
la Cour observe que la législation d’urgence en matière de
suspension des exécutions des expulsions était dictée par la nécessité
de faire face au nombre élevé de baux venus à échéance en
1982 et 1983, ainsi que par le souci de permettre aux locataires
concernés de se reloger dans des conditions adéquates ou d'obtenir
des logements sociaux (arrêt Spadea et Scalabrino précité, §
31). On ne saurait dès lors considérer comme dépourvu de
justification objective et raisonnable que ladite législation
n’ait visé que les baux en cours.
56. La Cour conclut qu’il n’y a pas eu de violation de l’article
14 de la Convention.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
57. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
" Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la
Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la
Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie
lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. "
A. Dommage matériel
58. La requérante réclame la réparation du préjudice matériel
subi et le chiffre de la manière suivante :
a) 97 500 000 ITL (soit la somme mensuelle de 500 000 ITL pour
195 mois) correspondant à la différence entre le loyer qu’elle
percevait et celui qu’elle a pu percevoir à partir du mois d’avril
2000, et cela pour la période allant du 1er janvier 1984, date
fixée par le juge d’instance pour l’expulsion jusqu’à la
libération des lieux le 31 mars 2000 ;
b) 60 535 000 ITL pour les travaux de rénovation de l’appartement
après sa libération ;
c) 11 284 000 ITL pour les frais de la procédure d’exécution
; elle a produit une note d’honoraires pour la somme de 1 284
000 ITL uniquement.
59. Le Gouvernement soutient que les montants sollicités au
titre du préjudice matériel ne présenteraient aucun lien de
causalité avec les violations alléguées. S’agissant du manque
à gagner en termes de loyers, il conteste les critères utilisés
pour le calcul du montant du préjudice. En particulier, il fait
valoir que jusqu’en décembre 1999, la requérante n’aurait
pas pu demander un loyer supérieur à celui qu’elle percevait.
S’agissant des travaux de rénovation de l’appartement, le
Gouvernement considère que la requérante n’a pas fourni la
preuve de l’entité du préjudice. S’agissant des frais de la
procédure d’exécution, le Gouvernement fait valoir d’une
part que les frais de la procédure sur le fond ne sont pas en
relation avec les violations alléguées, et d’autre part que la
requérante a omis de produire les justificatifs nécessaires, à
l’exception de la somme de 1 284 000 ITL qui, seule, devrait lui
être accordée.
60. S’agissant du manque à gagner, la Cour considère qu’il
y a lieu d’allouer un dédommagement à ce titre ; elle considère
cependant que le critère employé par la requérante ne peut être
appliqué qu’à partir du moment où les loyers ont été libéralisés
(le 31 décembre 1999) et jusqu’à la date de libération des
lieux (le 31 mars 2000) : elle accorde par conséquent la somme de
1 500 000 ITL à ce titre. En ce qui concerne par contre la période
comprise entre le 22 avril 1991 et le 31 décembre 1999, la Cour
est d’avis que, s’il est vrai que la requérante n’aurait pu
conclure un bail d’habitation en augmentant le loyer, elle
aurait tout de même pu conclure d’autres types de bail (voir, mutatis
mutandis, A.O. c. Italie, n° 22534/93 , § 33). En
l’absence d’un critère objectif, la Cour décide d’allouer
la somme forfaitaire de 25 000 000 ITL à ce titre.
S’agissant du montant réclamé sous b), la Cour estime qu’il
manque un lien de causalité entre le préjudice allégué et les
violations constatées.
S’agissant enfin du montant réclamé sous c), la Cour estime
qu’il doit être remboursé en partie (arrêt Scollo c. Italie
du 28 septembre 1995, Série A n° 315-C, p. 56, § 50). La Cour
rappelle à cet égard qu’aux termes de l’article 60 de son règlement,
le requérant doit chiffrer et ventiler ses prétentions
auxquelles il doit joindre les justificatifs nécessaires, "
faute de quoi la chambre peut rejeter la demande en tout ou en
partie ". Elle considère par conséquent, comme le
Gouvernement, qu’il y a lieu d’accorder à la requérante la
somme de 1 284 000 ITL uniquement.
En totalité, la Cour accorde le montant de 27 784 000 ITL pour
dommage matériel.
B. Dommage moral
61. La requérante demande la somme de 50 000 000 ITL pour
dommage moral, dont 30 000 000 ITL au titre de l’impossibilité
de loger sa petite-fille et de l’impossibilité pour cette dernière
d’habiter Venise.
62. Le Gouvernement considère que le constat de violation
constituerait en soi, le cas échéant, une satisfaction équitable
suffisante. Il conteste en particulier le montant réclamé au
titre de l’impossibilité de loger la petite-fille de la requérante,
étant donné que le grief y afférent, sous l’angle de l’article
8 de la Convention, a été déclaré irrecevable par la
Commission.
63. La Cour estime que la requérante a subi un tort moral
certain ; elle décide par conséquent, statuant en équité comme
le veut l’article 41 de la Convention, de lui accorder la somme
de 20 000 000 ITL à ce titre.
C. Frais et dépens
64. La requérante demande enfin le remboursement des frais et
honoraires exposés devant la Commission et la Cour, qu’elle
chiffre à 3 000 000 ITL.
65. Le Gouvernement se remet à la sagesse de la Cour.
66. La Cour estime raisonnable d’allouer à la requérante,
qui n’était pas représentée par un avocat, la somme de 2 000
000 ITL à ce titre.
D. Intérêts moratoires
67. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt
légal applicable en Italie à la date d’adoption du présent
arrêt est de 2,5 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Dit que le veuf de la requérante a qualité pour
poursuivre la présente procédure en ses lieu et place ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du
Protocole N° 1 à la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de
la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article
14 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans
les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif
conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes
suivantes :
i. 27 784 000 (vingt-sept millions sept cent quatre-vingt
quatre mille) lires italiennes pour dommage matériel ;
ii. 20 000 000 (vingt millions) lires italiennes pour dommage
moral ;
iii. 2 000 000 (deux millions) lires italiennes pour frais et dépens
;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
de 2,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et
jusqu’au versement ;
6. Rejette la dema nde de satisfaction équitable pour
le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 11 janvier 2001 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du
règlement.
Erik Fribergh
ChristosRozakis
Greffier Président